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Georgetown, Washington
Ils allaient arriver d’un instant à l’autre.
D’ordinaire, Wycoff aimait cette heure de la nuit.
Celle où le reste du monde était endormi – surtout ses gosses, toujours à se plaindre, et sa femme, insupportable. Il pouvait enfin être lui-même. Se servir un verre, se jeter sur son ordinateur. Et, pendant quelques minutes, oublier qu’il était le ministre de la Défense.
Officiellement, Wycoff était parti « pour raisons familiales », prétexte qui excusait tout un tas de péchés et d’excès. Pour sa femme, Wycoff était censé récupérer. Et pour ses gosses… Enfin, mais qu’est-ce qu’il croyait ? Comme si ses gosses en avaient quelque chose à foutre ! Ils étaient là-haut, collés à leur iPod ou en train d’envoyer des textos à leurs copains aussi pourris-gâtés qu’eux.
La vérité, c’est que Wycoff avait pris quelques jours pour régler certaines questions laissées en suspens. L’affaire Sqweegel aurait pu être un cauchemar qui lui aurait coûté sa carrière s’il n’avait pris quelques mesures.
Wycoff consulta sa montre.
Oui, ils vont bientôt arriver.
Wycoff se laissa aller à penser au garçon. Celui dont ni sa femme ni ses gosses ne connaissaient l’existence. Le fils illégitime qui ne saurait jamais que son père avait été le ministre de la Défense du pays le plus puissant du monde… et que sa mère était une lycéenne qui avait été massacrée par un dingue. Wycoff était né avec une cuiller d’argent dans la bouche ; ce garçon était né dans le mensonge et l’horreur. Qui pouvait dire qu’il ne ferait pas mieux ? Wycoff avait bénéficié de tous les avantages du monde et regardez où il en était : à attendre l’arrivée de deux tueurs silencieux.
Non, pas à sa porte. À celle de Bob Dohman, son loyal bras droit.
Après tout, à Washington, tout retombe toujours sur les adjoints. Wycoff était quelqu’un de trop important pour laisser la débâcle de l’affaire Sqweegel le faire dérailler. Mais la machine exigeait un sacrifice et, hélas, Dohman était le meilleur candidat possible.
Ce ne serait pas trop pénible. Dohman sentirait tout au plus un petit pincement à la carotide. Et d’ailleurs…
Wycoff consulta de nouveau sa montre.
Oui, d’ailleurs, les tueurs devaient déjà être arrivés à l’appartement de Dohman, à Annapolis.
Repose en paix, Bob.
Falls Church, Virginie
Riggins ouvrit sa porte et entendit le petit bip de l’alarme. Sur le clavier fixé au mur de l’entrée clignotait un agaçant voyant rouge.
Plus que vingt-cinq secondes…
Il laissa tomber son sac et poussa la porte. C’était un clavier à neuf touches – vraiment le genre rudimentaire –, mais Riggins était infichu de se rappeler son code. Deux des chiffres étaient l’année de son premier mariage, il en était certain. Le plus drôle, c’est qu’il n’arrivait pas à se rappeler la date non plus. Le gâteau, l’alcool, l’orchestre… toute l’agitation qui enveloppe des premières noces, oui. Mais pas cette foutue année.
Plus que vingt secondes…
Cela faisait plus d’une semaine qu’il s’était absenté. Dieu merci, il n’avait pas d’animaux. Ils seraient morts depuis des jours.
Plus que quinze secondes…
Il fallait vraiment qu’il se rappelle son code. Ça commençait à bien faire.
Plus que dix secondes…
Ça risquait d’être gênant, lui, un membre de l’élite du FBI, coincé par son propre système d’alarme.
Plus que cinq secondes…
Il fixa le clavier, l’esprit vide, se demandant comment il avait pu oublier quelque chose d’aussi simple que l’année de son premier mariage. Celle qui avait compté, à l’époque.
L’équipe d’intervention arriva quelques minutes plus tard. Riggins était assis sur les marches, ses papiers à la main.
C’est alors que son mobile sonna.
Silver Springs, Maryland
Constance Brielle avait des bouches à nourrir.
Sa voisine s’en était occupée un moment, du moins le prétendait-elle. En réalité, les plats étaient vides et les chats tournaient dans ses jambes en poussant des miaulements plaintifs.
Constance ouvrit quatre boîtes de pâtée et les vida dans des assiettes qui lui venaient de sa grand-mère. C’étaient ses parents qui auraient dû les avoir, mais ça avait cafouillé en route. Du coup, les chats mangeaient leur poulet-légumes dedans. On avait connu plus maltraité.
Elle pensa à Dark et faillit l’appeler plusieurs fois, mais elle n’aurait pas su quoi lui dire, et elle ne voulait pas réveiller le bébé.
Alors elle resta assise sur son canapé dans son paisible appartement de banlieue, le mobile à la main, se demandant si elle aurait pu agir différemment la semaine précédente. Changer le cours des choses, d’un côté ou de l’autre. Pour ne pas se retrouver assise dans son paisible appartement de banlieue. Seule.
C’est alors que son mobile sonna.
West Hollywood, Californie
Dark fouilla dans le carton et retourna devant le mur.
Il y avait déjà un clou enfoncé dedans. Il chercha le fil derrière le cadre et l’accrocha.
Sibby, un an plus tôt, dans sa robe jaune, sur la plage de Malibu.
Parfois, Dark contemplait un peu trop longuement les photos en se demandant si c’était ce qui arrivait après la mort – si on se mettait à habiter ses anciennes photos. Parce que, c’est évident, vous êtes figé dans cet instant. Parfois, vous avez dans l’œil un regard qui indique que vous voyez plus que ce qui vous entoure. Que vous regardez dans le présent. Que vous voyez votre avenir, qu’il soit heureux ou triste. Vous voyez ce qui a été, ce qui est et ce qui aurait pu être…
Dark retourna au carton et y prit sa photo préférée : un cliché en noir et blanc de Sibby à la plage – les bras levés avec grâce au-dessus de la tête, déhanchée, une silhouette devant le Pacifique qui se fondait dans l’horizon. S’apprêtant à danser.
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